Repenser le droit de la propriété privée
« Saisissons tout et passons enfin au communisme pour de bon cette fois-ci ! »
Blague à part, comment peut-on justifier les droits de propriété privée ? Ce sujet est débattu depuis des siècles et dépend de la philosophie morale ou politique adoptée, allant du « la force fait le droit » à l’égalitarisme ou au communisme. Mais je souhaite explorer une définition plus intéressante, issue des penseurs anarchistes sur les droits de propriété privée, dont les valeurs sont profondément ancrées dans nos sociétés modernes : les droits de propriété privée devraient être basés sur le travail humain. Cette idée est une composante fondamentale de l’idéal méritocratique selon lequel une personne a le droit de revendiquer les fruits de son propre travail. Afin de ne pas mélanger les concepts, je n’aborderai pas ici les droits de propriété intellectuelle, car ils constituent, selon moi, une catégorie à part.
L’anarchisme et l’anarcho-capitalisme postulent que le fait de mélanger son travail avec un bien fourni par la nature constitue un mécanisme juste et équitable permettant à un individu de revendiquer un droit de propriété privée. Mais cette revendication est-elle solide ? Est-elle résistante en termes de logique interne et de justification scientifique ou méthodologique ? Il est évident que les droits de propriété privée dépendent largement d’une validation externe, que ce soit par les pairs (les personnes qui vous entourent) ou par des institutions (garantissant une certaine homogénéité et cohérence dans la justification et la reconnaissance des droits de propriété privée). Les réflexions suivantes ne tiennent que si tout le monde souscrit à l’idée que la propriété privée découle du travail appliqué à des ressources librement accessibles. Pour quelqu’un qui croit que « la force fait le droit », toute cette discussion n’est qu’un bavardage inutile interrompu par un coup de poing bien placé.
À ce stade, vous pourriez penser : « Pourquoi lire la suite de l’article alors ? Il est évident que nous n’atteindrons jamais un scénario utopique où tout le monde s’accorde sur une justification unique des droits de propriété ! » Pas si vite. Il est évident que nous ne parviendrons jamais à un consensus définitif, mais dans la pratique, nous y sommes généralement contraints. Imaginez un monde où chacun applique sa propre logique pour acquérir et conserver une propriété privée : ce serait le chaos. Certains chercheraient la protection de l’État, d’autres prendraient simplement ce qu’ils veulent par la force, d’autres encore prétendraient que leur propriété leur a été accordée par Dieu… En réalité, ce qui s’est produit de manière systématique, c’est qu’un acteur externe — dans la plupart des cas, l’État — a imposé aux individus une justification commune des droits de propriété, indépendamment de leurs croyances individuelles. Dans cette optique, il est pertinent d’écrire cet essai : si, à l’avenir, la justification de la propriété fondée sur le « mélange du travail » venait à être imposée par un acteur externe, il serait utile d’en explorer les implications en profondeur.
Le fondement biologique et anthropologique
Le choix de la justification du « mélange du travail » ne relève pas seulement d’une préférence philosophique, morale ou politique ; il repose aussi sur nos comportements génétiquement déterminés. De nombreuses expériences anthropologiques et scientifiques, menées sur des animaux et des nourrissons humains, ont mis en évidence l’existence d’un comportement inné : l’effet de dotation. Celui-ci désigne la tendance qu’a un individu à préférer un objet déjà en sa possession plutôt que le même objet qui ne l’est pas. Cet effet engendre ensuite une aversion à la perte, qui se traduit par une sensibilité plus grande aux pertes qu’aux gains. Par exemple, nous sommes plus enclins à défendre ce qui nous appartient qu’à chercher à nous approprier ce qui appartient à autrui. Ce comportement se retrouve également dans la territorialité, y compris chez les espèces non humaines.
Une forme de propriété est ainsi associée à l’occupation et à l’altération d’un territoire (nids, toiles d’araignée, barrages de castors, ruches…). Bien que les humains aient développé des formes centralisées d’application institutionnelle des droits de propriété, l’occupation préalable reste importante. Certaines recherches ont suggéré qu’il existe une caractéristique évolutive qui permet aux humains et aux autres espèces d’identifier, avec le moins d’ambiguïté possible, qui a la propriété préalable d’un espace ou d’un bien. Une expérience sur les papillons a montré que lorsqu’un papillon occupe un territoire et qu’un autre essaie de le revendiquer, l’intrus s’en va généralement en quelques secondes. Mais lorsque le chercheur parvenait à tromper les papillons en leur faisant croire qu’ils avaient chacun occupé la place en premier, ils luttaient jusqu’à dix fois plus longtemps.
Les limites du principe du « mélange du travail »
Cependant, cette forme « basique » de propriété privée, émergente du « mélange du travail » ou de l’occupation préalable, ne suffit pas à expliquer comment les humains en sont venus à « posséder » de vastes territoires bien au-delà de leur espace physique immédiat. Une explication de cette évolution est l’apparition de biens matériels dérivés du territoire et échangeables. L’exemple fourni par Harold Demsetz et l’étude anthropologique d’Eleanor Leacock sur les tribus autochtones d’Amérique du Nord illustrent bien ce phénomène. Tandis que les tribus du sud ne pratiquaient pas la propriété privée territoriale et fonctionnaient sur un mode de propriété collective, celles du nord ont développé la territorialité en raison du commerce des fourrures.
La fourrure pouvait être stockée et échangée, ce qui a incité à la surexploitation des animaux et à l’accumulation de « richesse », entraînant la raréfaction des ressources naturelles. Pour résoudre ce problème, les tribus ont convenu de diviser le territoire afin d’éviter la surexploitation. Ainsi, l’émergence de la fourrure en tant que réserve de valeur a favorisé l’internalisation des externalités (chaque tribu ayant désormais intérêt à gérer durablement son territoire plutôt que de négocier avec les autres pour limiter la chasse). Cependant, un Indien affamé pouvait toujours chasser sur le territoire d’une autre tribu, à condition de laisser la fourrure.
Si la propriété privée est étendue au-delà du principe du « mélange du travail » uniquement pour internaliser les externalités, il semble excessif de justifier une propriété absolue. Par exemple, alors qu’il était interdit de chasser sur un territoire étranger, qu’en est-il de l’abattage d’un arbre ?
Expérience de pensée et critique du « mélange du travail »
Imaginons une expérience de pensée où 100 personnes sont téléportées sur une planète vierge où seule une pomme pousse sur un pommier.
Prenons deux individus : l’un court vers l’arbre, cueille la pomme et la met dans un sac. L’autre cueille la pomme, la pèle, enlève le trognon, la découpe en morceaux et en fait de la compote.
Qui a un droit plus légitime sur cette pomme ? Le premier agit selon le principe du « premier arrivé, premier servi », ce qui n’a pas grand-chose à voir avec le travail, car il n’y a pas de transformation significative du bien. À ce titre, une personne se penchant pour ramasser une pomme dans votre jardin pourrait revendiquer sa propriété. Or, les expériences sur les singes montrent qu’un singe dominant peut s’approprier un objet ramassé par un subordonné, mais que le nid construit par un gorille lui reste acquis, quelle que soit la hiérarchie.
Nous devrions donc convenir, en toute logique, que si les 100 personnes adhèrent toutes au principe du « mélange du travail », la propriété privée ne devient effective qu’à partir du moment où un certain degré d’effort ou de travail a été investi dans l’extraction et la transformation d’un bien initialement disponible à l’état naturel. Malheureusement, il faut également reconnaître qu’il n’existe aucune mesure ou seuil objectif permettant de déterminer à quel moment un bien peut être considéré comme une propriété privée. Tout dépend de la définition de ce que la majorité des individus considère comme un effort ou un travail suffisant pour extraire ou transformer ce bien.
Se fier uniquement à l’occupation préalable pose des problèmes dans la société humaine, car les espèces non humaines réalisent des transformations minimalistes et, surtout, les reproduisent de manière identique au fil du temps (comme les ruches d’abeilles ou les nids d’oiseaux). En revanche, les humains, grâce à la technologie, ont continuellement amélioré et amplifié la productivité de leur travail, augmentant ainsi leur « pouvoir de transformation ». Cela va bien au-delà de l’instinct biologique de propriété préalable et ouvre la voie à des constructions sociales, politiques et économiques plus sophistiquées de la propriété privée. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il est si important d’élaborer une théorie plus avancée de la propriété, comme celle développée par l’anarcho-capitalisme, qui repose sur les instincts naturels humains afin d’optimiser les chances de son acceptation.
Nous devrions également souligner que seul un effort directement associé à l’extraction ou à la transformation de biens/ressources librement disponibles doit être pris en compte. Évidemment, faire des roulades autour du pommier avant de cueillir une pomme ne pourrait pas être comptabilisé comme du « travail ».
Une remarque finale : le capital et l’utilisation de la technologie (par exemple, un robot cueillant les pommes à votre place) ne seront jamais pris en compte ici, pour une raison qui sera expliquée plus loin.
Un problème supplémentaire : la terre et les ressources cachées
Un autre problème surgit : prenons un terrain sur lequel une personne plante un arbre. L’acte de planter l’arbre et d’en prendre soin (en veillant à ce qu’il ait assez d’eau, en le protégeant des animaux ou des parasites) devrait, selon les anarchistes ou les anarcho-capitalistes, justifier une revendication de propriété sur l’arbre et, par extension, sur le terrain où il pousse.
Mais supposons que l’on découvre plus tard que ce terrain contient, juste sous l’arbre, un ensemble unique de minéraux précieux, bien plus utiles ou précieux pour la société que les pommes de l’arbre. Or, comme vous avez planté cet arbre à cet endroit au hasard et que vous n’avez encore rien fait pour extraire ces minéraux, ceux-ci ne peuvent être considérés comme vous appartenant, car vous n’y avez pas « mélangé votre travail ». Théoriquement, n’importe qui, muni d’une pelle et d’une pioche, devrait donc être autorisé à revendiquer ces minéraux en y apportant son propre travail.
Le problème est que pour ce faire, cette personne devra inévitablement détruire l’arbre, qui est votre propriété privée. Or, cela est interdit selon la règle fondamentale de l’anarcho-capitalisme sur le respect absolu de la propriété privée.
Ce qui est étrange, cependant, c’est que l’arbre est considéré comme votre propriété, alors que sa transformation d’une graine en un arbre entièrement développé est un processus qui échappe largement à votre contrôle et qui implique peu ou pas de travail de votre part. Il aurait pu se produire de la même manière sans intervention humaine (par exemple, une pomme aurait pu rouler à cet endroit et germer sans aucune action humaine).
Admettons que l’arbre soit toujours considéré comme votre propriété privée. Vous avez donc le droit de décider de ne pas exploiter les minéraux du sol, quelle que soit leur utilité potentielle pour la société, simplement parce que vous préférez conserver votre pommier. Ce faisant, vous privez en quelque sorte une grande partie de la société de la possibilité de mélanger leur travail avec une ressource précieuse, afin de maintenir un droit de propriété qui est, à la base, extrêmement faible.
Un autre exemple : le parc d’attractions abandonné
Prenons une autre situation. Supposons qu’au lieu de planter un arbre, vous construisiez un parc d’attractions sur ce terrain. Évidemment, personne ne contesterait que vous êtes le propriétaire légitime du parc et du terrain sur lequel il est construit, compte tenu du travail (temps et énergie) que vous y avez investi, contrairement à la plantation d’un simple arbre. Il est peu probable qu’un parc d’attractions surgisse spontanément du sol.
Mais imaginons qu’au fil du temps, vous passiez à d’autres projets et cessiez d’entretenir le parc, qui tombe alors en ruine. Pourtant, toute personne entrant sur le terrain sans votre permission est toujours considérée comme un intrus violant votre propriété privée.
Après votre mort, vous transmettez ce droit de propriété à vos enfants, qui, eux aussi, ne s’intéressent pas au parc et le laissent se dégrader encore plus. À quel moment leur revendication légitime sur la propriété cesse-t-elle d’être valable ? Devrait-on attendre que toutes les traces visibles du travail humain initial investi dans la construction du parc disparaissent ? Cela semble être un délai excessivement long, étant donné les décennies, voire les siècles nécessaires à la décomposition de certains matériaux comme le plastique.
On pourrait également argumenter que la propriété meurt avec la personne qui a initialement mélangé son travail avec le terrain, ce qui signifierait que les droits d’héritage cesseraient d’exister. Mais une telle règle poserait un problème si, au contraire, cette personne avait entretenu le parc jusqu’à sa mort.
Dans ce cas, qui serait le propriétaire légitime ? N’importe quelle personne qui entrerait rapidement dans le parc et y apporterait un peu de travail (comme enlever la rouille d’un manège ou remplacer une porte cassée) ?
Peut-être que, pour justifier l’héritage, les enfants du propriétaire initial devraient travailler à l’entretien du parc avant la mort de leur parent, afin de légitimer leur revendication à hériter de la propriété.
Enfin, si le parc était laissé à l’abandon jusqu’à la veille de la mort du propriétaire, et que ses enfants réalisaient juste avant son décès une réparation mineure, cela constituerait un préjudice évident pour le reste de l’humanité. Ce terrain aurait pu, dans un état de nature, fournir des ressources essentielles comme de la nourriture (par exemple, si un pommier y avait poussé spontanément).
En tout état de cause, il n’existe pas de réponse facile à cet exemple, qui met en lumière certaines des limites du principe selon lequel la propriété privée est fondée sur le travail humain.
Une autre critique de la justification de la propriété privée par le « mélange du travail » réside dans l’interdépendance de tous les travaux humains, comme l’a soutenu Pierre Kropotkine (le fait que la majorité des travaux humains dépendent du travail d’autres humains). Prenons l’exemple d’un hôpital : le travail du chirurgien dépend du diagnostic du médecin, qui repose sur les tests effectués par une infirmière, eux-mêmes rendus possibles grâce à l’entretien des machines par un technicien…
Cette théorie est valable et pourrait contredire le fondement même de la justification de la propriété privée par le travail, mais elle repose sur deux conditions essentielles : un certain niveau de développement et de sophistication de la société humaine, ainsi qu’un type particulier d’environnement naturel.
Reprenons l’expérience de pensée mentionnée précédemment : l’idée de Kropotkine ne tiendrait que si, pour une raison quelconque, la cueillette des pommes nécessitait impérativement la coopération de tous les humains. Par exemple, si le tronc du pommier était impossible à escalader et qu’il fallait construire une pyramide humaine pour atteindre les pommes. Toutefois, cela est rarement vrai dans la nature.
Si l’on téléportait au hasard des individus à différents endroits d’une planète identique à la Terre, en état de nature, ils seraient séparés les uns des autres et devraient subvenir à leurs besoins par leur propre travail individuel (cueillir leurs propres pommes, chasser leur propre proie). Ainsi, à un niveau très bas de sophistication technique et technologique, et dans un environnement naturel permettant une autonomie individuelle, seule une partie très limitée du travail humain s’inscrit dans la théorie de Kropotkine.
Prenons l’exemple des sociétés de chasseurs-cueilleurs : son argumentation tient pour la chasse aux mammouths (sans coopération pour poser un piège, fabriquer des armes et coordonner l’attaque, la chasse serait impossible), mais ne s’applique pas à la cueillette, qui peut être réalisée aussi bien individuellement que collectivement, ni à la chasse de petites proies, qui peut être menée en solitaire.
Évaluation scientifique de la revendication de propriété privée par le « mélange du travail »
Examinons maintenant le principe de la propriété privée basée sur le « mélange du travail » sous un angle scientifique et logique, afin d’évaluer la force de cette revendication et d’éviter qu’elle repose sur une appréciation purement subjective (combien de travail est nécessaire avant qu’un bien puisse être considéré comme vôtre ?).
Reprenons l’exemple d’un pommier qui n’appartient à personne sur cette planète où il n’y a rien d’autre qu’un pommier et 100 individus, et mesurons scientifiquement la revendication de propriété privée en fonction du travail investi dans la transformation des pommes en compote.
Qu’est-ce que le travail ? Si nous devions le mesurer, nous utiliserions probablement deux variables principales : le temps et l’énergie. Autrement dit : combien de temps et d’énergie avez-vous dépensé pour cueillir les pommes sur l’arbre ?
Mettons de côté, pour l’instant, l’utilisation du capital (les moyens de production, par exemple, un couteau pour couper les pommes). Supposons que le travail d’un humain pour transformer ces pommes en compote équivaille à 1 heure et 100 calories (environ l’énergie consommée lors d’une marche d’une heure).
Or, dans la nature, un pommier met au minimum 3 à 4 ans avant de produire des fruits. Pour simplifier, supposons que les pommes cueillies soient les toutes premières produites par l’arbre. Cela signifie que le temps investi par la nature pour faire pousser ces pommes est de 35 040 heures (soit 4 ans × 365 jours × 24 heures).
L’énergie fournie par la nature pour produire ces pommes est extrêmement difficile à quantifier : cela inclut des années d’absorption des minéraux du sol et de l’eau de pluie, la captation de l’énergie du soleil via la photosynthèse, et la transformation du dioxyde de carbone en oxygène et inversement. Si nous devions convertir cette énergie en calories humaines, elle serait probablement des millions de fois supérieure à l’énergie dépensée par un humain pour cueillir les pommes et les transformer en compote.
Le fait que tout humain soit libre de mélanger son travail avec un bien produit par la nature implique, ipso facto, que tous les humains ont un droit égal sur le temps et l’énergie investis par la nature dans la production de ces biens, avant que quiconque ne mélange son travail avec eux.
Examinons cela en détail : dans l’exemple ci-dessus, tant qu’aucun humain n’a mélangé son travail avec les pommes, ces dernières sont la propriété de la nature.
Si tous les humains ont un droit égal sur ces pommes, cela signifie que si 100 personnes sont présentes autour de l’arbre et tendent toutes la main pour cueillir les pommes en même temps, elles devraient diviser les pommes en 100 parts égales, afin que chaque individu reçoive exactement la même quantité.
Chaque humain aurait alors une revendication équivalente à 350,4 heures du temps de croissance naturel des pommes et à plusieurs centaines de milliers de calories investies par la nature pour produire la fraction de pomme dont il peut légitimement revendiquer la propriété. Cependant, même si chaque être humain a le droit à revendiquer la même part de la pomme, les besoins du moment de chaque être humain sont inégaux. Il peut y avoir un humain qui a plus faim qu’un autre, ou un humain qui n’aime pas les pommes mais préfère les poires. Cela complique les choses car il faudrait également prendre en compte le fait que ces 100 humains ne revendiqueront pas leur droit à cette part au même moment avec la même intensité/nécessité. La solution à ce dilemme sera présentée plus loin, via le concept d’actionariat et de dividende universel.
Reprenons maintenant l’exemple où un individu cueille toutes les pommes et les transforme en compote, en y investissant 1 heure de son temps et 100 calories.
Cela ne change rien au fait que, juste avant qu’il n’ait investi ce temps et cette énergie, les 99 autres individus avaient chacun un droit équivalent à 350,4 heures du temps de croissance des pommes et aux centaines de milliers de calories fournies par la nature pour les produire.
Ainsi, en mélangeant 1 heure et 100 calories de travail avec les pommes, cet individu n’a augmenté sa revendication légitime et scientifiquement mesurable sur ces pommes que de moins de 1/350e.
Par conséquent, les 99 autres personnes pourraient légitimement se servir dans sa compote dans une proportion quasi identique à ce qu’elles auraient obtenu en cueillant directement les pommes, ne lui laissant que 1/350e de la compote en compensation de son effort.
Une justification scientifique et logique de la propriété privée
Ceci constitue une justification scientifique et logique de la propriété privée fondée sur le mélange du travail humain avec les ressources naturelles, qui :
- est mesurable,
- ne nécessite pas de seuil arbitraire déterminant à quel moment une ressource devient une propriété privée,
- repose sur l’instinct humain naturel de l’occupation préalable.
Des recherches ont montré que l’effet de dotation et l’aversion à la perte (liés à nos instincts génétiques) prédisposent les humains à résister à toute tentative de les priver, totalement ou partiellement, de leurs biens.
Construire une théorie de la propriété privée politiquement définie sur la base de ces instincts naturels pourrait permettre aux humains d’accepter que leurs droits de propriété privée puissent être soumis à certaines limites. En effet, contrairement aux animaux, la permanence de la propriété privée rend la redistribution naturelle beaucoup moins probable.
Une critique de l’argument anarcho-capitaliste
Les anarcho-capitalistes pourraient affirmer que le droit égal à des biens disponibles dans la nature disparaît dès qu’un humain y mélange son travail. Cela reviendrait à dire que : jusqu’à l’instant où un humain mélange son travail aux pommes, tous les humains avaient une revendication légitime sur les 350,4 heures investies par la nature pour les produire, mais cette revendication aurait été annulée par l’effort de cet humain.
Or, cette affirmation pose deux problèmes majeurs :
- Il n’existe aucune justification légale ou logique qui justifie l’extinction d’un droit égal sur un bien librement disponible dans la nature. Pourquoi le simple fait de mélanger son travail avec une ressource ferait-il disparaître les revendications légitimes des autres?
- L’application de ce principe à d’autres scénarios mène à des contradictions.
Imaginons un groupe de 100 personnes disposant d’un capital égal et achetant collectivement une voiture. Chaque individu possède donc 1/100e de la voiture.
- Supposons qu’une seule personne modifie le moteur, repeigne la voiture et change les sièges.
- Elle a mélangé son travail avec le bien commun.
- Peut-elle maintenant revendiquer la propriété exclusive de la voiture au motif qu’elle y a ajouté du travail ?
La réponse semble évidemment non. Les 99 autres personnes conservent leur part de propriété sur la voiture, même si elles doivent éventuellement compenser la personne ayant fait les modifications.
C’est exactement le même raisonnement que pour la compote de pommes.
On pourrait opposer un contre-argument : la personne ayant décidé de modifier la voiture aurait dû demander l’autorisation des 99 autres avant d’entreprendre quoi que ce soit.
Mais cela mène à une pente glissante : selon cette logique, quiconque cherche à mélanger son travail avec des ressources naturelles devrait alors demander la permission de tous les autres humains avant de le faire, car chacun possède une revendication égale sur ces ressources — exactement comme pour la voiture achetée collectivement.
La critique marxiste du « mélange du travail »
Avant d’aller plus loin, examinons une dernière critique de cette justification : celle de la théorie de la valeur-travail de Karl Marx, qui soutient que seul le travail “socialement nécessaire” doit être considéré comme du travail.
Selon cette théorie, vous pouvez mélanger votre travail avec les pommes autant que vous voulez, mais si personne ne trouve votre travail utile, il équivaut presque à avoir détruit les pommes.
L’exemple de Marx est celui du gâteau de boue (mud pie). Vous pourriez investir du travail à créer un gâteau de boue, mais puisque personne ne voudra jamais d’un tel objet absurde, votre travail peut être considéré comme inutile.
En d’autres termes, dans certains cas, mélanger son travail avec un bien naturel ne vous donne pas un droit de propriété légitime, car votre travail est dénué de sens.
Prenons un exemple concret :
À côté du pommier, il y a des bûches de bois. Un individu prend l’une d’elles et sculpte une poupée en bois extrêmement laide que tout le monde trouve inutile et répugnante, sauf lui. Personne ne conteste qu’il soit propriétaire légitime de la poupée, même si elle est inutile.
Cependant, Marx applique son raisonnement en sens inverse : il ne critique pas la propriété de quelque chose d’inutile, mais plutôt la propriété exclusive d’un bien si utile qu’il ne devrait pas être laissé entre les mains d’un seul individu.
C’est exactement le cas de la compote de pommes : elle est supposément la propriété exclusive de la personne qui l’a créée, mais comme c’est maintenant la seule nourriture disponible sur toute la planète, elle est trop importante pour être laissée sous son contrôle exclusif.
Selon Marx, la société (les 99 autres personnes) devrait “socialiser” cette propriété pour des raisons sociales et morales.
Mon argument est que cette redistribution peut être justifiée non pas seulement sur des bases morales, mais aussi en considérant le travail que la nature a fourni, auquel chacun a une revendication égale.
Une dernière réflexion sur la théorie marxiste
La théorie de Marx est également valide dans le cas de la destruction de biens librement disponibles dans la nature.
Imaginons qu’un individu se précipite vers l’arbre, cueille toutes les pommes, les jette par terre et les piétine jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’une bouillie informe.
Dans ce cas, la théorie de Marx devient pertinente : il ne devrait pas être permis de détruire un bien ou une ressource qui, avant sa destruction, n’appartenait à personne.
Ce principe mérite un essai à lui seul, donc je ne le développerai pas davantage ici.
Cependant, il est directement lié à un point évoqué plus tôt :
L’internalisation des externalités par la propriété privée. En d’autres termes : s’assurer que les propriétaires subissent directement les conséquences de leurs actes sur leurs biens.
Dans ce cas précis, si la personne qui a détruit les pommes était propriétaire légitime de sa récolte, elle souffrirait directement de la conséquence de son acte : la famine.
L’exploitation du pétrole
Examinons un autre exemple et voyons si la même logique s’applique : le pétrole.
Dans ce cas, il est difficile de défendre que ce raisonnement s’applique, car même si la nature a mis encore plus de temps à produire le pétrole que les pommes, l’effort nécessaire pour l’extraire du sol est bien plus important que celui requis pour cueillir une pomme sur un arbre.
Nous devons donc distinguer parmi les biens/ressources sur lesquels tous les humains ont une revendication égale (en poussant à l’extrême, on pourrait dire que tous les humains ont un droit égal sur le noyau terrestre), ceux qui auraient été facilement accessibles dans la nature et ceux qui ne le sont pas.
Une extrapolation provocante
Imaginons maintenant un scénario plus audacieux. Supposons qu’un individu puisse entrer dans un supermarché et qu’il ait accès à un calcul précis du temps et de l’énergie investis dans chaque produit devant lui.
S’il pouvait vérifier si un bien est composé d’éléments facilement accessibles dans la nature et comparer cela avec le temps et l’énergie qu’il a fallu à la nature pour les produire, en excluant toute intervention humaine, il pourrait alors repartir avec l’équivalent du produit total divisé par 7 milliards (le nombre d’humains sur Terre, puisque chaque être humain a un droit égal sur le temps et l’énergie investis par la nature dans la production d’un bien).
Toutefois, la part du travail humain dans la transformation de ces biens devrait être déduite, car l’effort de prendre un bien dans un supermarché est exactement le même que celui de se pencher pour cueillir un fruit directement dans la nature.
Bien entendu, il s’agit ici d’une simple provocation intellectuelle.
Une autre manière de penser la question
Imaginons plutôt le scénario suivant :
Tous les humains sont instantanément téléportés sur une planète identique à la Terre, avec seulement quelques outils rudimentaires (un couteau, par exemple), mais laissée intacte, sans aucune trace de présence ou d’activité humaine.
7 milliards de personnes apparaissent alors aléatoirement à divers endroits du globe, par pur hasard.
Certains atterrissent en plein désert, d’autres sous un pommier, d’autres encore au milieu d’un troupeau de moutons en train de paître.
- Pour ceux qui apparaissent dans le désert, ils devront sans doute investir beaucoup plus de temps et d’énergie pour revendiquer un bien disponible dans la nature (marcher sur de longues distances, chercher de la nourriture…).
- À l’inverse, ceux qui apparaissent à côté d’un pommier peuvent profiter immédiatement de ces biens sans effort.
Est-ce juste ? Évidemment non.
Comment rendre cela plus équitable ?
En nous appuyant sur l’idée de propriété collective évoquée plus tôt :
- Chaque humain a une revendication équitable sur 1/n du total des ressources naturelles disponibles, où n est le nombre total d’êtres humains.
- Par extension, cela signifie que chaque humain a droit à une part égale du temps et de l’énergie que la nature a investis dans la production de ces ressources.
Une redistribution équitable basée sur les ressources naturelles
En pratique, cela reviendrait à diviser la propriété de la planète en 7 milliards de parts non échangeables, attribuées à chaque individu dès sa naissance ou dès son apparition sur la planète.
Chaque humain posséderait donc 1/7 milliardième de la planète et, par extension, 1/7 milliardième des ressources naturelles qu’elle fournit.
Et puisque les humains apparaissent aléatoirement sur la planète (on ne choisit pas où l’on naît), il est absurde d’affirmer qu’ils devraient avoir un accès inégal aux ressources simplement en raison de leur lieu de naissance.
Une analogie avec une usine
Prenons un autre exemple :
Imaginez que vous possédez 1 part sur 100 dans une usine équipée de 100 machines. Supposons qu’une machine tombe en panne et ne produise plus rien pendant un certain temps. Comment fonctionne le système d’actionnariat ?
- Possédez-vous 1/100e de chaque machine et donc bénéficiez-vous de la production des 99 autres machines ?
- Ou bien chaque action est attribuée à une machine spécifique, et si vous avez la malchance d’avoir la machine en panne, vous n’avez rien ?
Il est évident que c’est la première option qui s’applique : un actionnaire partage les bénéfices de l’ensemble de l’usine, et non seulement d’une machine spécifique.
Il n’y a aucune raison pour que ce raisonnement ne s’applique pas également à notre planète et aux ressources naturelles qu’elle offre.
Ainsi, pour tenir compte de l’aléa dans la difficulté d’accès à certaines ressources naturelles inégalement réparties, les humains devraient trouver un moyen d’assurer un accès égal à l’équivalent individuel de l’ensemble des biens et ressources librement accessibles sur Terre.
Implications : justification légale, morale, logique et scientifique du Revenu de Base Universel (RBU)
Les implications de ce raisonnement sont claires :
- Il justifie juridiquement, moralement, logiquement et scientifiquement la mise en place d’un Revenu de Base Universel (RBU).
- Non pas comme une mesure de charité ou un transfert d’argent des riches vers les pauvres (comme le dénoncent certains anarcho-capitalistes sous le terme de « vol »),
- Mais comme un droit inaliénable prenant la forme d’une compensation pour l’incapacité d’accéder à sa juste part du temps et de l’énergie investis par la nature dans la production de certains biens et ressources autrement librement accessibles.
En d’autres termes, il s’agit de conférer à chaque individu des droits d’actionnaire sur la planète Terre. Cette idée résous également le problème de l’assymétrie des besoins dans le temps et l’espace, ainsi que l’asymmétrie des préférences. Pas tout le monde a besoin de tout, tout le temps. Pas tout le monde apprécie toutes les ressources.
Chaque être humain deviendrait ainsi un actionnaire égal de la planète, ayant le droit de percevoir des dividendes correspondant au travail de la nature dans la fourniture de ressources naturelles (physiques ou biologiques) ne nécessitant aucun travail humain.
Le travail humain “mélangé” aux ressources naturelles est alors un simple complément à ce travail naturel, et se monétise précisément via l’échange de ce RBU, ou dividende universel (payer avec le RBU comme compensation pour le travail humain fourni).
Renforcement de cette idée avec l’exemple du parc d’attractions abandonné
Cette implication est renforcée par l’exemple du parc d’attractions en ruine évoqué précédemment.
Un RBU compenserait ainsi :
- Le manque de clarté sur la durée pendant laquelle les revendications de propriété privée peuvent être maintenues sur une terre abandonnée,
- Surtout lorsque cette terre porte encore les traces d’un travail humain initial, notamment dans le cas des propriétés immobilières.
Un compromis entre propriété privée et équité
L’avantage d’un tel système est qu’il maintient le principe de la propriété privée :
- Personne ne serait expulsé de sa maison ou de sa terre.
- Mais chaque humain recevrait une compensation équitable sous forme d’un revenu de base représentant une part des biens et ressources qui auraient été librement disponibles avant qu’un individu ne les transforme en propriété privée.
Ainsi, un RBU fondé sur la propriété collective des ressources naturelles permettrait de concilier justice sociale et respect du principe de propriété privée, en garantissant que chacun bénéficie équitablement des richesses que la nature produit indépendamment du travail humain.
Pourquoi le capital et la technologie ne sont pas pris en compte
C’est aussi la raison pour laquelle j’ai mentionné plus tôt que le capital et/ou la technologie ne sont pas pris en compte dans la revendication de propriété via le mélange du travail.
Le droit au Revenu de Base Universel (RBU) découle du principe suivant : si un humain était téléporté sur une planète identique à la Terre, mais sans technologie disponible, il aurait accès à une certaine quantité de ressources et de biens librement fournis par la nature, qu’il devrait ramasser à la main pour en profiter.
Ainsi, dans un scénario futuriste où toutes les terres arables de la Terre seraient recouvertes de béton, où l’humanité serait si nombreuse qu’il n’existerait plus un seul espace naturel sauvage, et où toute la nourriture nécessaire serait produite par des fermes verticales cultivées par des robots, tous les humains recevraient alors un RBU leur garantissant l’accès aux nécessités de base. Ce revenu serait justifié par le fait que, même si ces infrastructures technologiques n’existaient pas et que la Terre était restaurée à son état naturel, chaque être humain aurait eu accès à une certaine quantité de nourriture librement disponible.
Tout cela repose sur l’idée que la propriété privée découle du travail
Bien sûr, ce raisonnement ne tient que si l’on accepte l’idée que les droits de propriété privée découlent du travail. Comme pour toute règle ou principe éthique régissant la société humaine et établissant ce qui est juste ou injuste, cela nécessite un accord préalable sur son fondement.
Les humains pourraient tout aussi bien décider collectivement que la propriété privée repose sur la capacité de chacun à la défendre, revenant ainsi à une logique du « la force fait le droit ». Dans un tel scénario, toute personne pourrait prendre n’importe quel bien, n’importe où, à n’importe qui, aussi longtemps qu’elle peut défendre son droit de le prendre ou de le conserver par la violence.
Une autre possibilité serait que les droits de propriété privée soient définis et imposés par l’État, qui en détient le monopole à travers les lois et leur application. Dans une tyrannie, une minorité pourrait prendre le pouvoir et utiliser les institutions existantes pour redistribuer la propriété de manière arbitraire, comme sous le communisme soviétique, bien que la vision de Marx du communisme soit très différente de ce qui a été mis en place en URSS.
Dans une démocratie, une majorité de citoyens pourrait voter pour modifier les droits de propriété. Si cette majorité est suffisamment grande (au-delà des deux tiers des voix), elle pourrait modifier la constitution et redéfinir entièrement la propriété privée. C’est ce qu’Aristote appelait « la dictature de la majorité ».
Pourquoi je préfère le principe de propriété basé sur le travail
J’apprécie le principe des droits de propriété fondés sur le mélange du travail humain avec les ressources naturelles, car il présente de nombreux avantages par rapport aux autres justifications de la propriété privée.
Si l’on adhère à l’analyse développée plus haut et à la mise en place d’un RBU comme compensation légitime pour la perte d’accès aux ressources naturelles, alors il devient moins tentant d’adopter d’autres justifications plus risquées de la propriété privée. Dans un système basé sur la force ou sur des décisions politiques arbitraires, on ne pourrait jamais être certain d’être du côté des « gagnants » : sera-t-on du côté de ceux qui contrôlent l’État et réécrivent les lois, ou de ceux qui ont la force nécessaire pour défendre leur propriété ?
Avec un RBU basé sur une justification du travail, ce dilemme disparaît.
Un exemple illustratif : la culture du blé
L’un des avantages du principe du mélange du travail est le suivant : si vous plantez du blé dans un champ, le blé et, par extension, le champ, sont considérés comme vous appartenant, mais uniquement tant que vous continuez à y investir votre travail. Si, l’année suivante, vous ne mélangez plus votre travail avec ce champ, il cesse de vous appartenir et devient librement accessible à d’autres, exactement comme dans la nature, où un oiseau abandonne son nid lorsqu’il n’en a plus besoin.
Les limites de ce principe en société moderne
Cet essai visait précisément à montrer les limites de ce principe lorsqu’il est appliqué à la société humaine moderne sans examen approfondi de sa logique interne, au-delà des instincts biologiques.
Prenons un dernier exemple : un groupe de 100 personnes est téléporté sur une planète, chacun avec une graine d’une plante ou d’un arbre spécifique. Dès leur arrivée, chacun plante sa graine et veille à sa croissance. Une fois que les plantes ou arbres donnent des fruits ou légumes, ils peuvent les échanger entre eux et ainsi devenir propriétaires de leurs récoltes. C’est ce que dit la théorie classique des droits de propriété privée.
Mais en réalité, chaque individu aurait une revendication légitime sur les fruits et légumes des autres, selon le temps et l’énergie que la nature a investis pour transformer la graine en plante ou en arbre, moins le temps et l’énergie investis par chaque personne pour planter et surveiller sa croissance, et moins encore le temps et l’énergie nécessaires pour acquérir la graine à l’origine.
Une nouvelle complexité : l’inégalité naturelle des plantes
Un problème supplémentaire apparaît : toutes les plantes ne sont pas égales en ce qui concerne le temps et l’énergie que la nature a investis pour leur croissance. Certaines produisent des fruits ou légumes plus rapidement que d’autres.
Cela ajoute une nouvelle complexité, car si chaque individu investit exactement la même quantité de temps et d’énergie pour entretenir sa plante, alors la revendication de chacun sur les fruits et légumes des autres varie selon la différence naturelle entre le temps et l’énergie que la nature a investis et ceux que l’humain a investis.
C’est pourquoi je plaide pour la mise en place d’un RBU, qui permettrait d’assurer un accès de base à une partie du « fruit du travail » de chacun sans entrer dans des calculs excessivement compliqués. Tenter de quantifier précisément les droits de chacun sur les biens produits par la nature deviendrait un cauchemar logistique.
Mise en œuvre pratique du RBU
Pour voir comment un tel système de RBU pourrait être mis en œuvre, il suffit d’observer la Théorie Relative de la Monnaie et la cryptomonnaie G1 (June), qui existent déjà et peuvent être justifiées par le raisonnement exposé ci-dessus.
En conclusion, le Revenu de Base Universel ne devrait pas être vu comme un acte de charité, mais comme une compensation légitime pour la perte d’accès aux ressources naturelles qui auraient été librement accessibles si elles n’avaient pas déjà été capturées sous un régime de propriété privée.
Considérations finales
Une dernière réflexion intéressante : dans le scénario évoqué précédemment, imaginons qu’une nouvelle personne soit soudainement téléportée sur la planète où les cent premiers habitants viennent de récolter et d’échanger les fruits et légumes qu’ils ont cultivés. Cette personne aurait-elle droit à quelque chose ? Devrait-elle compter sur la générosité des autres ou vendre son travail en échange d’un fruit ou d’un légume avant de pouvoir survivre ? De nombreux anarcho-capitalistes soutiendraient que oui, et que si personne ne souhaite partager ou échanger un fruit ou un légume contre du travail, cet individu mourrait de faim (en supposant qu’il n’y ait rien d’autre sur la planète que les cent plantes et arbres déjà possédés par quelqu’un). Et tant pis, diraient-ils. Mais encore une fois, si l’on part du présupposé que la planète n’appartenait à personne avant l’arrivée des cent premiers individus, alors ce nouvel arrivant acquiert immédiatement une part proportionnelle et une revendication sur la planète dès son arrivée. Ainsi, cette personne peut revendiquer la propriété d’un cent-unième de chaque fruit et légume, moins la différence entre le temps et l’énergie investis par la nature et le travail fourni par les autres humains. Ce raisonnement justifie encore une fois la mise en place d’un revenu de base universel, qui traduit de manière pragmatique et fonctionnelle la revendication collective de propriété sur ce que la nature offre librement ou a contribué à faire croître.
Dans le monde réel, bien sûr, les choses ne sont pas aussi simples que dans ces exercices de pensée. Les droits de propriété privée et leur justification ont évolué au fil du temps, et le passage d’un système de justification à un autre n’a jamais été un processus fluide. Le passage de l’aristocratie et du despotisme à un État bourgeois lors des révolutions européennes des XVIIIe et XIXe siècles fut souvent un processus sanglant, au cours duquel les représentants de la bourgeoisie naissante mirent fin à la possession arbitraire des terres par l’aristocratie, qui s’appuyait sur la volonté des rois de droit divin. Même l’abolition de l’esclavage, c’est-à-dire la fin de la propriété d’êtres humains (dans les États occidentaux modernes, du moins, car il existe encore de nombreuses formes d’esclavage indirect à travers le monde), que plus personne aujourd’hui n’oserait contester, a entraîné des conflits violents, comme la guerre de Sécession aux États-Unis. Qui, aujourd’hui, pleure l’injustice et le préjudice subis par l’aristocratie lorsqu’elle fut privée de ses terres ? Qui s’interroge encore sur la nécessité d’avoir compensé les propriétaires d’esclaves pour la perte qu’ils ont subie avec l’abolition de leur « propriété », et par extension, de leur force productive ? Personne. La société a avancé, portée par une redéfinition de la légitimité de la propriété privée, et le monde en est sorti meilleur.
Cela répond à une question que beaucoup se posent : qu’en est-il des ultra-riches ? Ne se sentiraient-ils pas lésés ou en colère face à la perte de leur propriété privée due à une redéfinition de ce qui constitue une revendication légitime de la propriété ? Assurément, ils le seraient ! Mais au fond, qui s’en soucie ? Les propriétaires d’esclaves se sont probablement sentis volés et trahis, tout comme l’aristocratie. Pourtant, il serait aujourd’hui risible d’imaginer un ancien propriétaire d’esclaves se présenter devant un tribunal pour réclamer une compensation pour la perte de sa « propriété humaine »… L’absurdité d’une telle demande soulèverait plutôt la question de savoir pourquoi ces esclavagistes n’ont pas été jugés a posteriori pour violations des droits humains et condamnés en conséquence !
J’espère que cet essai contribuera au débat plus large sur la question de savoir qui mérite quoi et comment nous devrions redistribuer les fruits du travail de chacun en fonction des richesses que la nature aurait fournies indépendamment de toute intervention humaine. Tout comme certains intellectuels écrivaient contre l’esclavage des décennies, voire des siècles avant que leurs principes et idéaux ne soient largement acceptés et inscrits dans la loi, il est temps de repenser la légitimité de la propriété. Mon seul souhait est que, cette fois, nous puissions opérer cette transition sans recourir à la violence et à l’effusion de sang, qui comportent toujours le risque de ressusciter d’anciennes justifications archaïques et régressives de la propriété, telles que le principe du « la force fait le droit ».
Remerciements
Mes plus sincères remerciements à DoomLexus et cervance pour leurs remarques pertinentes et leurs commentaires qui m’ont aidé à approfondir et clarifier cet essai.